ÉPISODE 7 – Entretien avec Swan Smith, pêcheur devant l’éternel
ÉPISODE 7 – Entretien avec Swan Smith, pêcheur devant l’éternel
Pouce-pied, Source : pavillonfrance.fr
Arrivé
sur la jetée du port, vers 17 heures, Dominique Vétoldi a attendu un long
moment avant de pouvoir aborder Swan Smith. Il l'a repéré facilement grâce à la
description d'Allanic : Swan c'est
un grand maigre, le corps aussi sec qu'un arbre après la tempête en plein
hiver, la peau du visage, burinée par la mer, les cheveux broussailleux, les
sourcils épais, rien qu'à ça, on reconnaîtrait son cadavre...
Il
le surveille du coin de l’œil et quand enfin il peut l’approcher, c’est parce
qu’il a remarqué que le tréteau sur lequel il avait placé ses poissons était
quasi vide. Il se présente :
—
Bonjour Monsieur Smith, Dominique Vétoldi. Je suis chargé d'une enquête privée
sur le meurtre de Giovanni Colombo et dans ce cadre, je cherche à rencontrer
les personnes avec lesquelles il était lié. Awenig Alanic m’a communiqué votre
nom, il vous a prévenu ?
Smith devient blanc comme la
craie derrière son teint hâlé et son regard bleu se trouble quand il fixe
Vétoldi et il finit par répondre d’un ton rude :
—
Ah non, pas du tout, et je n’ai rien à voir dans la mort de Giovanni.
—
Mais vous le connaissiez bien, je voudrais juste recueillir ce que vous savez
de lui.
— Comme
si on connaissait la vie des gens avec qui on prend un verre de temps en
temps !
— Mais
il vous a certainement parlé de lui, de ce qui le préoccupait. On ne disparaît pas
du jour au lendemain, de façon aussi tragique, sans que des évènements graves se soient
passés auparavant.
—
Je suis au courant de rien ! Giovanni, c’était un copain, mais il ne se
racontait pas.
—
Venez donc au café, je vous offre un verre.
Swan
Smith hésite, passant d'un pied sur l'autre, repoussant une mèche de cheveux, puis
il réalise que Vétoldi ne le lâchera pas et reviendra à la charge jusqu'à
réussir à discuter avec lui, aussi il accepte après avoir exhalé un long soupir
:
—
Bon d’accord, je finis de ranger, et je vous suis.
Smith replie le tréteau, les autres pêcheurs
sont partis, il est le dernier. Il se frotte les mains sur son jean, descend
sur son bateau, saisit une veste, vérifie quelque chose à l’intérieur de la
cabine, il remonte sur le ponton et Vétoldi l'entraîne vers le café le plus
éloigné, un peu après l'endroit où accoste les bateaux qui relient Belle-Ile à
Quiberon. Une fois installés dans la véranda, Vétoldi demande :
—
Vous avez peut-être faim ?
—
Ah ça ouais, je mangerais bien un bon sandwich.
—
Plutôt qu’un sandwich, je peux vous offrir un vrai repas. Regardez la carte et
choisissez ce qui vous plaira.
—
Ah ça, vous, vous prenez des risques ! Imaginez que je commande du caviar
et un vieux bon whisky, vous feriez quoi ?
Vétoldi sourit, voilà un Anglais typique, il a
de l’humour, il répond :
— Je
n'ai rien à craindre, à mon avis, , ils n’en ont pas.
Smith
sourit lui aussi et il dit :
—
Je n’ai pas besoin de consulter leur carte, je la connais par cœur, je vais me
prendre une soupe de pouces-pieds[1], c’est
eux qui la préparent et elle est super et après, je verrai.
— Voilà une excellente idée, je
m’aligne.
Vétoldi avise le garçon et lui commande les
soupes.
Un
quart d’heure plus tard, ils ont devant eux une assiette de soupe fumante et le
serveur a posé sur la table, la soupière, une coupe de fromage râpé, des croûtons
en pagaille, à l'abri d’un torchon chaud. Restés silencieux en attendant qu’on
les serve, ils ne disent toujours mot alors qu'ils dégustent leur soupe et se
régalent. Ce n’est qu’après sa deuxième assiette que Smith reconnaît :
—
Ah, ça fait du bien, je suis debout depuis les cinq heures ce matin et
même quatre heures et demi, si je compte le temps avant d’embarquer.
Il baille et dit :
—
Je ne vais pas tarder à aller dormir.
—
Mais avant, dite-moi ce que vous savez de Giovanni Colombo.
—
C'est pas compliqué, on était copains, des vrais copains. On se connaissait
depuis très longtemps. Moi, ça fait vingt ans que je vis à Belle-Ile. J’ai
connu sa première femme et ma femme et elle étaient des grandes amies. Quand ma
femme est morte, il y a dix ans, elle m’a beaucoup soutenu et elle l’a fait
aussi avant, pendant la maladie qu’elle a eue et qui l’a tuée. Elle a fait un
cancer, ma femme, une leucémie, qui ne lui a laissé aucune chance. Je me suis
fait des reproches, elle avait des ganglions, elle était très fatiguée, j’aurais
dû l’emmener voir le médecin, elle disait toujours que ça pouvait attendre, que
les ganglions, c’était quand le corps se défend des microbes. Ni elle ni moi
n’avons pensé au pire. Quand elle a consulté, c’était trop tard, elle a été
hospitalisée à Vannes, mais la chimio n’a pas suffi, elle est morte après trois
mois de soins.
—
Elle était Anglaise comme vous ?
—
Mais non, elle était Belliloise, c’est à cause d'elle que je suis resté ici, je
suis tombé fou amoureux. J’étais venu en vacances et je ne suis jamais reparti,
j’aurais eu trop peur de la perdre. Nous avons eu dix ans de bonheur, c’est
déjà beaucoup dans une vie.
—
Maintenant, vous vivez seul ?
—
Oui, mais j’ai la mer et la pêche.
— Que
faisiez-vous avant de venir vivre ici ?
Smith sourit, son regard brille
étrangement :
—
J’étais enseignant en français. Je ne regrette pas mon changement de vie. La
mer, elle vous prend comme nulle autre amante, si vous l’aimez, vous êtes
foutu, vous devenez son esclave. Bon, j’en vis aussi. La pêche me suffit, ça
rapporte surtout en pleine saison avec les touristes qui sont prêts à mettre un
prix de dingue sur le bar, la sole et la daurade.
—
Comment aviez-vous fait la connaissance de Giovanni Colombo ?
—
Ma femme le connaissait et je vous ai dit qu’elle était très amie avec sa
femme.
—
Comment votre femme a-t-elle pris son divorce ?
—
Pas bien, elle n’y croyait pas au début, elle parlait de la deuxième en disant,
il va quand même pas se mettre avec cette
greluche. Je lui avais demandé ce que ça voulait dire, greluche[2]…Elle
me l’avait expliqué et j’avais éclaté de rire et rétorqué qu’elle était quand
même bien jolie, pour une greluche. C’était devenu une blague entre nous
ensuite, mais ma femme n'a jamais accepté le remariage de Giovanni et je l’ai
fréquenté seul, ce qui était facile car sa femme ne vivait pas ici en dehors
des vacances scolaires. Je l’ai souvent emmené à la pêche avec moi, il adorait
ça.
—Vous pensez qu’il était heureux avec sa
deuxième femme ?
—
Oh oui, il était super content d’avoir d’autres enfants, il se montrait gâteux
avec eux. Il était tout le temps en train de se demander ce qu’il allait leur
offrir, ce qu'il pourrait faire pour eux, il pensait loin pour eux, il avait
décidé de les envoyer plus tard, faire leurs études aux Etats-Unis ; vous
vous rendez-copte, il avait ouvert un compte d'épargne spécial dans ce but ! Il
disait que ses premiers enfants étaient venus trop tôt ; pensez, il avait
dans les vingt ans à l’époque.
—
Et avec sa femme, ça se passait bien ?
—
Il m’en parlait pas beaucoup mais oui, je crois que ça se passait bien même
s’il aurait préféré qu’elle s’installe sur l’île. Il se sentait bien seul
parfois. Quand il s'est perdu en mer, avant d'apprendre qu'on l'avait assassiné,
je me suis demandé s’il n’avait pas choisi de disparaître.
—
Il était triste, déprimé ?
—
Il n’était pas très gai, sauf quand il parlait de ses enfants. Il envoyait des
photos de la mer au plus grand. Pauvres gosses, perdre leur père à leur âge et
de cette façon. J’espère que leur mère ne leur a pas dit la vérité, qu’il avait
été assassiné.
—
Vous lui connaissiez des ennemis ?
—
Des ennemis, qui n’en a pas ? Il avait bien réussi, il avait des jaloux.
Il gagnait beaucoup d’argent et ce qu’il construisait, c’était beau. Je dirais
que ses concurrents ne le portaient pas dans leur cœur.
—
Vous pensez à quelqu’un de précis ?
—
Oui, à un constructeur de maisons, installé à Palais, un qui a l’appui de la
mairie.
—
Vous voulez dire que lui, Colombo, n’était pas soutenu par la Mairie ?
— Vous savez, sur
l’île, si vous n’êtes pas originaire d’ici, vous restez toujours a stranger. Les vieilles familles
tiennent l’île. C’est comme ça partout. Giovanni ne les ménageait pas assez. Il
avançait, il répétait, mais qu’est-ce que
je fais de mal, je fais de beaux bâtiments, mes clients sont contents, pourquoi
ils me mettent des bâtons dans les roues ? Une fois même, comme il
avait des relations influentes, il est passé au-dessus de l’avis du maire et le
tribunal[3] lui a
donné raison. Le maire de Locmaria était furieux, parce qu’au moment où
Giovanni a demandé le permis de construire, il l’avait refusé et il avait fait
classer la zone, en zone protégée, en ZICO[4]. Je me
souviens de la réaction de Giovanni, il n’a pas hésité, il a fait un recours, il
a pris un avocat, et il a gagné devant le tribunal. Je peux vous dire que le
maire de Locmaria n’a jamais digéré cette affaire et qu’il a monté les autres
maires contre Giovanni, ce qui a fait que son travail devenait compliqué. Je
pense qu’on cherchait à le faire partir, mais de là à le faire assassiner, non,
je n’y crois pas une minute.
— Alors, qui aurait
eu un intérêt suffisamment puissant pour en arriver à cette extrémité, tuer
Colombo ?
— Je ne sais pas.
Je ne pense pas que le tueur soit un bellilois, pour moi, c’est plutôt un
étranger. Dans les affaires, et Colombo était dans les affaires, il faut
parfois graisser quelques pattes. Quand j’ai su qu’il avait gagné son procès,
je me suis posé des questions. Certes, il avait un bon avocat, mais quand même,
habituellement les juges ne sont guère favorables aux promoteurs. Il était
riche, influent, il affichait une belle confiance en lui, il avait à ses côtés
une jeune femme ravissante, il avait tout pour exciter les jalousies.
— Vous connaissez
le nom de son avocat ?
— Ah non, mais je
pense que vous pourriez le retrouver facilement, le procès s’est terminé en
2015.
— Vous avez raison,
merci pour l’info qui me paraît très intéressante.
— Oui enfin, je ne
voudrais pas que vous partiez sur une planche pourrie, je connais bien le maire
de Locmaria, ce n’est vraiment pas le genre à lancer un tueur après Colombo.
— À ma place,
puisque vous connaissiez bien Colombo, vous porteriez vos soupçons sur quel
genre de personnes ?
— Vous avez
rencontré sa femme, je parle de la première, bien sûr ?
— C’est elle qui
m’a chargé d’une enquête privée, elle soupçonne sa rivale, celle qu'elle accuse
de lui avoir pris sa place.
— La numéro deux, je
ne la connais pas suffisamment pour vous dire ce que j’en pense, elle est très
jolie et très jeune, mais pourquoi se serait-elle débarrassée de son mari qui
lui permettait de mener une belle vie ? Perso, je suis un grand amateur de
romans policiers et il me semble qu’il en est dans la vie comme dans les
romans, il faut chercher à qui rapporte le crime et se poser la question du
motif. C’est sûr que par exemple, sa première femme, Viviane, aurait eu un
motif, la vengeance, mais honnêtement, elle aurait eu plutôt intérêt à
supprimer sa rivale ; à mon avis, vous devriez vous pencher sur les
concurrents de Giovanni, eux avaient un réel intérêt à sa disparition. Il leur
prenait des marchés.
— Vous pensez à un concurrent en particulier ?
— Ils ne sont pas trente-six, les constructeurs ici, vous en aurez
vite fait le tour. Bon, dites, j’ai bien envie de me laisser aller à prendre un
dessert, vous seriez partants ?
— Volontiers, ils ont d’excellentes glaces ici, vous les avez
goûtées ?
— Évidemment, pour qui me prenez-vous ? Je suis un gastronome
et je pense connaître les meilleures gourmandises de Belle-Ile. OK pour une
glace mais accompagnée d’un gâteau, je vais demander à Louis ce qu’il a de
frais.
Swan Smith fait
signe au serveur qui rapplique aussitôt :
— Louis, qu’est-ce que le chef a préparé comme gâteau
aujourd’hui ? Et ne t'avise pas de me refiler une vieille croûte !
— Mais non Monsieur Smith, je ne vous ferais jamais ça à vous,
alors aujourd’hui, il y a du far et un gâteau breton au caramel.
— Va pour le gâteau breton, et deux boules de vanille, tu me mets
un gâteau entier, j’emporterai le reste à la maison.
louis se tourne vers Vétoldi :
— Et pour vous, Monsieur ?
— Moi, je prendrai deux boules de glace, une boule chocolat et une
boule caramel au beurre salé, s’il vous plaît.
Quelques minutes plus tard, leur dessert leur est
servi. Vétoldi consulte sa montre, vingt heures trente, hum, il est bien tard
pour consommer du sucre, il s’était pourtant juré de ne plus manger d'aliment
sucré, passé dix-sept heures, parce qu’ensuite on ne l’assimile plus et ça veut
dire que sur ses belles plaquettes de chocolat pourrait s’amasser de la bien mauvaise
graisse. Bon, il en sera quitte pour faire un peu plus de vélo demain…
[1] Pouces-pieds : appelés
treid moc'h, pied de cochon, en breton. Coquillage qui
vit sur les zones rocheuses soumises aux fortes houles. Il tient son nom de sa
forme en pouce dressé. En France, on le pêche à Groix et à Belle-Ile.
Source : www.Pavillonfrance.fr et www.Ouest-France.fr.
Source :www.le-dictionnaire.com
[3]
Tribunal administratif
de Rennes, compétent pour les recours exercés contre tout représentant de
l’administration à Belle-Ile.
[4] ZICO : Zones Importantes pour la Conservation des Oiseaux, sites
d’intérêt majeur qui hébergent des effectifs d’oiseaux sauvages jugés
d’importance communautaire ou européenne.
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